Il est toujours plus prudent d’être en première ligne

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Prendre l’offensive contre la Tyrannie

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Face à l’intensification de la répression et de la violence de l’État, il est compréhensible que l’on cherche à se mettre à l’abri en évitant la confrontation. Mais ce n’est pas toujours la stratégie la plus efficace.

« Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, dans une situation confuse, le meilleur endroit, ou au moins le plus sûr, est souvent celui où l’on se trouve en première ligne. C’est le point de vue idéal pour appréhender ce qui se passe autour de soi. »

-« Ce que je fais dans la vie », récit des manifestations contre le sommet de l’Union européenne à Thessalonique en 2003, publié dans Rolling Thunder #1.


Le grand-père d’un ami a grandi en Allemagne dans les années 1920. Juif, il s’est engagé dans des organisations radicales et se bagarrait de temps à autres avec des nazis. Dans les mémoires qu’il a rédigés pour sa famille des décennies plus tard, il décrit la situation au moment de la prise du pouvoir par les nazis :

« En janvier 1933, Hitler est devenu chancelier. Je pensais que nous allions commencer une révolution, mais en fait rien ne s’est passé. Les communistes ont fuit - souvent en masse - au profit des nazis et les sociaux-démocrates ont résisté un peu plus longtemps, mais ont fini par dissoudre leurs organisations ».

En mai 1933, alors qu’il a vingt ans, il apprend qu’il va devoir passer en procès pour avoir cassé le nez d’un nazi lors d’une bagarre de rue. Plutôt que d’être jugé par un système judiciaire contrôlé par les nazis, il se procure immédiatement un passeport et prend le premier train pour la Hollande.

Quelques années plus tard, le reste de sa famille meurt dans le camp de concentration d’Auschwitz.

Cette histoire illustre en quelques mots un phénomène pourtant étonnamment courant. Si le grand-père de cet ami n’avait pas participé aux confrontations ouvertes avec les nazis dès le début, s’il avait gardé la tête baissée et évité les ennuis, il serait surement resté à Berlin et aurait connu le même sort que ses proches. En prenant l’offensive, il s’est mis en danger, mais paradoxalement, sur le long terme, ça a mieux marché que la prudence.

De la même manière, celles et ceux qui se sont engagés dans la guérilla clandestine de la résistance juive ont été parmi les seuls à survivre à l’anéantissement du ghetto de Varsovie. En s’organisant pour faire face à la menace nazie, ils ont développé une agentivité propre et solide qui s’est révélée cruciale et décisive jusqu’à permettre à certains de s’échapper par les égouts après que le ghetto ait été assiégé et incendié.

Lorsqu’un groupe est ciblé par la répression, il arrive souvent que l’impulsion initiale est souvent de se retirer, de se cacher. Pourtant, lorsqu’il s’agit de préserver l’individu et la collectivité, il peut être plus sage d’agir avec assurance dès le début, lorsqu’il est encore possible d’influencer le cours des événements. Même si cela tourne mal, il peut être préférable de mettre fin au conflit immédiatement, avant que l’adversaire ne devienne plus puissant. Cette stratégie a notamment le mérite d’empêcher de se bercer d’un faux sentiment de sécurité alors que la menace s’accroît.

Cela ne se passe pas toujours comme ça, mais parfois, on est plus en sécurité en première ligne.

« Il n’y a pas de raison de dormir roulé en boule et plié. Ce n’est pas confortable, ca ne fait pas du bien, et ça ne protège pas du danger. Si on a peur d’une attaque, il faut rester réveillé ou dormir légèrement avec les membres déployés pour l’action. » Oeuvre de Jenny Holzer.


Il était midi, le 20 avril 2001. Mes camarades et moi étions rassemblés avec des centaines d’autres anarchistes et anticapitalistes à l’université Laval de Québec pour marcher sur un sommet transcontinental destiné à établir une « zone de libre-échange des Amériques ». Au centre de la ville, derrière des kilomètres de barrières de protection et des milliers de policiers anti-émeutes, George W. Bush et ses collègues chefs d’État complotaient pour piétiner le droit du travail et déroger aux mesures environnementales afin d’enrichir leurs mécènes à nos dépens.

Le soleil brillait. De plus en plus de gens arrivaient au point de rassemblement. Un groupe installa même une catapulte. Pas de police en vue.

Je restais pourtant inquiet. Mon expérience de la violence était très « sous-culturelle » : des bagarres contre des skinheads, des concerts de hardcore punk. Je ne m’étais en tous cas jamais retrouvé face à une armée de policiers. Lors d’une réunion la veille, l’un des organisateurs nous avez prévenu qu’il serait impossible d’atteindre les barrières qui entouraient le sommet des présidents. Trop de policiers, trop bien équipés.

Alors que la foule sortait de l’université pour s’engager dans la rue, j’interpelais un camarade plus expérimenté : « Devrions-nous rester à l’arrière et attendre de voir ce qu’il se passe ? »

« Si nous voulons être en mesure de voir ce qui se passe, nous devons être à l’avant », m’a-t-il répondu sans hésiter.

Nous avons marché jusqu’aux grilles qui entouraient le sommet et nous les avons arrachées. La police n’est pas parvenue à nous arrêter. Le traité de « Zone de libre-échange des Amériques » n’a jamais été ratifiée.

Anarchistes marchant sur le soi-disant “Sommet des Amériques” à la ville de Québec, Avril 2001.


Le conseil de cet ami m’a été très utile quatre ans plus tard, le jour où George W. Bush a entamé son second mandat. Cette nuit-là, après la manifestation du jour contre les cérémonies d’investiture, une seconde manifestation a déferlé dans le quartier d’Adams Morgan, cassant les banques et les multinationales et attaquant un commissariat. Certains participants ont déloyé une énorme banderole sur la façade d’un immeuble, on pouvait y lire : « De Washington à l’Irak – avec l’occupation vient la résistance ». Nous voulions contraindre le gouvernement Bush à mettre fin à l’occupation de en Irak. Occupation qui a fait d’innombrables victimes civiles et a finalement contribué à l’émergence catastrophique de l’État islamique.

Alors que la manifestation sauvage se dispersait, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns dans une ruelle. Au bout de celle-ci, on aperçu tout à coup les premiers policiers arriver vers nous. Il était encore temps de rebrousser chemin et de courir dans l’autre sens mais nous nous serions retrouvés à l’arrière de la foule sans la moindre visibilité de là où nous allions. « On court, on court en avant » ai-je crié à mon binôme alors que nous étions déjà en train de courir.

In extremis, nous parvenions à nous glisser derrière la ligne de police quelques secondes avant qu’elle ne nasse celles et ceux encore dans la ruelle.

Nous étions les derniers à parvenir à nous échapper. À l’autre extrémité de la rue, une autre ligne de police venait de se mettre en position. Celles et ceux pris au piège durent rester des heures agenouillés dans la neige. De l’autre côté de la rue, la police fermait la nasse Les policiers avaient également bloqué la ruelle de l’autre côté. Ils ont forcé les gens derrière nous à s’agenouiller dans la neige pendant des heures. Des années plus tard, la ville accepta de leur verser des dommages et intérêts, mais ça valait tout de même plus le coup de réussir à s’enfuir.

Washington, DC, le 20 Janvier, 2005.


Le 25 août 2008, à Denver, lors des manifestations contre la convention nationale du parti démocrate, quelques centaines de personnes se sont rassemblées pour une marche qui avait été annoncée mais jamais organisée. Nous continuions à protester contre l’occupation de l’Irak et contre le capitalisme en général.

La police, blindée, était positionnée en plusieurs groupes d’une douzaine de personnes tout autour du parc et des rues avoisinantes, dépassant en nombre les jeunes gens assis, sweatshirts noirs sur les genoux. Un véhicule devait livrer des banderoles, mais une rumeur nous est parvenue selon laquelle la police avait arrêté le conducteur. Alors qu’il semblait certain que rien n’allait se passer, quelques jeunes ont relevé leur cagoule et ont commencé à scander.

Qui sont ces gens ? Je me souviens m’être demandé. À quoi pensent-ils en se masquant et en joignant les bras avec des centaines de policiers anti-émeutes qui les entourent et des sous-couverts à leurs coudes ? Que peuvent-ils espérer accomplir ?

Néanmoins, les autres personnes qui s’étaient rassemblées pour la marche se sont regroupées avec eux et ils ont commencé à marcher hors du parc. Ils ne sont arrivés que jusqu’à la route, où l’escadron de police le plus proche a formé une ligne qui leur barrait la route et les a aspergés de gaz poivré. Aucune manifestation n’avait encore eu lieu, je n’avais entendu aucun ordre de dispersion, et déjà la police utilisait des armes chimiques.

Un camarade et moi avons observé tout cela avec consternation. Nous étions encore environ deux cents, mais la police se rapprochait de tous les côtés et la foule était désorientée et mal coordonnée. La porte était ouverte à la catastrophe.

Nous étions à l’arrière de la foule. Mais l’arrière peut devenir l’avant, c’est juste une question d’initiative. Mon camarade a commencé à crier un compte à rebours. Les autres se sont joints à lui, instinctivement. Le fait de compter ensemble a concentré notre attention, nos attentes, notre sentiment d’être une force collective capable d’une action concertée. C’est alors qu’une trentaine d’entre nous se sont mis à sprinter sur l’herbe pour s’éloigner de la ligne de police.

Voyant cela, le reste de la foule s’est mise à suivre. En quelques secondes, des centaines de personnes ont traversé le parc en courant jusqu’à l’intersection située à l’autre bout de la pelouse, où la police ne s’était pas encore rassemblée.

L’énergie était électrique, contrairement au malaise et à l’incertitude qui régnaient un peu plus tôt. Nous avons traversé le carrefour, dans lequel des jeunes gens entreprenants ont placé un panneau municipal indiquant « route fermée » - et soudain, nous approchions du quartier des affaires.

Le même principe nous a été utile plus tard dans la soirée, lorsque nous avons vu une ligne de policiers anti-émeutes se déployer en éventail à un carrefour situé à la prochaine rue. Sans prendre le temps de discuter, mon camarade et moi nous sommes élancés vers eux. Nous avons atteint la ligne de policiers et nous nous sommes faufilés entre eux avant qu’ils ne nous bloquent le passage. Ils avaient reçu l’ordre de créer une barrière, pas de nous poursuivre. Nous étions en sécurité.

Denver, le 25 Aout, 2008.


Le matin du 20 janvier 2017, un autre camarade et moi avons rejoint la marche dans le centre-ville de Washington, DC, pour nous opposer à l’investiture de Donald Trump. Au cours des décennies qui s’étaient écoulées depuis la deuxième investiture de Bush, la police s’était militarisée dans tout le pays, recevant des budgets de plus en plus importants pendant que les politiciens prétendaient qu’il n’y avait plus d’argent disponible pour quoi que ce soit d’autre. Cette fois-ci, les rues étaient bondées de 28 000 membres des forces de l’ordre.

Dès le début de la marche, le conflit avec la police a commencé. Le hurlement des sirènes de police, à proximité des explosions assourdissantes des grenades flash, l’odeur âcre du spray au poivre, le rugissement des motos de police, le grésillement de l’adrénaline - c’était une situation terrifiante, mais les manifestants autour de nous donnaient autant qu’ils recevaient. L’idée était d’établir un modèle de résistance pour le premier jour de l’administration Trump, en envoyant le message à tout le monde que personne ne devrait accepter passivement l’intensification de la tyrannie.

Plus nous restions dans les rues, plus la situation devenait dangereuse. Lorsque nous avons repassé Franklin Square, en revenant sur nos pas, il était clair que ce n’était qu’une question de temps avant que nous ne soyons encerclés.

Dans le centre de Washington, entre les intersections, les rues sont comme de longues étendues de canyon entre les falaises des bâtiments. Je savais que la police voulait nous encercler et nous nasser. Chaque fois que nous traversions un carrefour, je jetais un coup d’œil aux carrefours situés à un pâté de maisons de part et d’autre pour voir si la police nous suivait dans les rues parallèles, s’apprêtant à nous couper les voies de sortie. Chaque fois que nous sortions d’un carrefour pour entrer dans une autre partie du canyon, je surveillais les carrefours devant et derrière nous pour voir s’il y avait des policiers. Chaque fois que nous nous déplacions entre les intersections, nous étions vulnérables.

Alors que nous nous approchions de la 13e rue, des policiers à moto nous ont dépassés sur le trottoir à notre gauche, tentant de nous doubler et de s’emparer du carrefour devant nous. Nous en étions encore à des centaines de mètres. J’ai incité mon compagnon à courir avec moi, et nous avons sprinté devant la marche, devant les flics à vélo et à moto, qui ont commencé à foncer avec leurs véhicules sur les gens qui se trouvaient juste derrière nous. Lorsque les flics ont vu que nous étions déjà quelques-uns dans leur dos, ils ont renoncé à former une ligne et se sont à nouveau concentrés sur la course devant nous. Les policiers détestent être débordés, ils ne peuvent pas risquer d’être eux-mêmes encerclés.

L’affrontement à l’intersection a montré que la marche ne contrôlait plus le territoire autour d’elle. Il était temps de sortir. Nous avons couru dans une ruelle sur notre droite peu avant le prochain carrefour. Une centaine d’autres personnes ont fait de même. Ceux qui ont continué à avancer ont été bloqués par une ligne de police à l’intersection suivante, et se sont retournés pour découvrir une ligne de police beaucoup plus forte qui les bloquait à l’arrière.

Pendant deux longues minutes, la foule s’est arrêtée dans la confusion et la consternation. Certaines personnes à l’arrière de la marche avaient déjà enlevé leur équipement et espéraient se faire passer pour des civils afin de pouvoir sortir de la zone, sans se rendre compte qu’elles étaient déjà prises au piège de tous les côtés.

Les participants à l’avant de la marche ont gardé leur équipement et se sont donné la main. Quelqu’un a crié : « Nous allons faire un compte à rebours ! ». Ils comptent rapidement de dix à un et foncent sur la ligne de police qui les précède. La personne qui se trouvait à l’avant de la charge tenait ouvert un parapluie fragile tandis qu’ils couraient tous aveuglément vers l’avant. D’une manière ou d’une autre, le parapluie les a protégés des jets de gaz poivré.

Une cinquantaine d’entre eux ont franchi la ligne de police et se sont échappés. Ceux qui se sont attardés, attendant de voir si la charge allait percer avant de la rejoindre, sont restés piégés dans la nasse.

Plus tard, quelqu’un a publié un commentaire humoristique sur les médias sociaux, selon lequel le cheat code du J20 Protest Simulator consistait à toujours courir vers les flics en tenant un marteau. Mais il y avait de quoi. Par la suite, en regardant les images de la police communiquées aux accusés dans le cadre du procès qui a suivi, nous avons constaté que même après que la police et les gardes nationaux eurent resserré leur ligne, un individu entreprenant s’était échappé simplement en sprintant aussi vite que possible directement vers eux et en s’esquivant entre deux d’entre eux.

Toutes les personnes arrêtées ont été inculpées de huit crimes chacune - jusqu’à quatre-vingts ans de prison - pour le crime d’avoir été arrêtées en masse à proximité d’une marche bruyante. Quelques-uns ont accepté des accords de plaidoyer, mais tous les autres se sont serré les coudes, établissant un plan de défense collectif et affrontant le système juridique de front. Finalement, après deux procès au cours desquels tous les accusés ont été déclarés non coupables, tous les accusés restants ont vu les charges retenues contre eux abandonnées. Des années plus tard, ils ont tous reçu des indemnités de l’État pour régler les poursuites judiciaires qui en découlaient.

Cela ressemble à une métaphore, mais je le dis au sens propre comme au sens figuré. Qu’il s’agisse d’une marche ou d’un procès, il est parfois plus sûr d’être à l’avant.

Washington, DC, le 20 Janvier, 2017.


Plusieurs années plus tard, j’étais à Atlanta pour la mobilisation Block Cop City. Les manifestants avaient tenté d’empêcher la construction d’une installation de plusieurs millions de dollars destinée à renforcer la militarisation de la police. En représailles, la police avait assassiné une personne et arrêté un grand nombre de personnes au hasard, les accusant de terrorisme et inculpant soixante et un d’entre eux pour de fausses accusations de racket.

Avant l’action proprement dite, il y a eu deux jours de délibérations dans un centre communautaire quaker local. Tout le monde était sur les nerfs. L’objectif était d’essayer de marcher dans la forêt et d’occuper le chantier. Serions-nous tous arrêtés ? Serions-nous également accusés de terrorisme et de racket ? Les discussions tournaient en rond, chacun essayant vainement de prédire ce qui allait se passer tout en négociant sa propre tolérance au risque.

Il a été décidé qu’il y aurait trois blocs auto-organisés au sein de la marche : essentiellement, l’avant, le milieu et l’arrière. Officiellement, cette distinction n’était pas basée sur le risque anticipé, car les organisateurs ne pouvaient rien promettre quant à l’action de la police. Mais personne n’était en mesure d’envisager quel bloc rejoindre sans revenir à des questions plus larges. À quel point est-ce que je crains la violence de la police et du système judiciaire ? Que suis-je prêt à sacrifier pour ce mouvement ?

Seuls les quelques audacieux qui avaient fait la paix avec leurs peurs et s’étaient engagés à prendre la tête de la marche semblaient à l’aise. Même avec le bloc du « milieu », il y avait beaucoup d’agonie et de marchandage. « Je veux bien être au milieu, mais pas à l’avant du milieu… »*

Ce soir-là, j’ai expliqué à ma famille ce qu’il faudrait faire si je ne rentrais pas de la manifestation. Mes deux partenaires romantiques, indépendamment l’un de l’autre, m’ont demandé s’il était vraiment important pour moi de participer à cette marche. Ne pouvais-je pas laisser les jeunes activistes s’en charger ?

C’est plus sûr à l’avant. Je me souvenais de ce dicton, que j’avais entendu lors de mobilisations antérieures, mais en y réfléchissant bien, je n’en étais pas si sûr. Comment pouvait-il être plus sûr de foncer directement sur les lignes de police ? Le slogan distillait des leçons tirées de ma propre expérience, mais je me dirigeais vers une nouvelle situation dangereuse et j’étais dubitatif.

Le matin de la mobilisation, nous nous sommes rassemblés dans le parc. Malgré quelques festivités, l’atmosphère était sombre : quelques centaines de personnes risquaient d’être blessées, arrêtées ou emprisonnées pour l’honneur d’un mouvement en difficulté. De nombreuses personnes avaient décidé de rester chez elles à la dernière minute. Nous avons quitté le parc en colonne, chacun s’en tenant assidûment à sa position particulière dans le spectre de la tolérance au risque. Tant que nous marchions sur l’étroite allée piétonne, c’était logique, mais cela l’était moins lorsque nous avons débouché sur la route principale et avancé vers le chantier. Nous aurions dû nous disperser pour présenter un front large à l’approche des lignes de police et de véhicules blindés qui bloquaient la route, mais non, la foule s’est étirée en une file presque unique, comme des agneaux qui s’alignent pour l’abattage.

Néanmoins, ceux qui se trouvaient à l’avant ont pris de la vitesse, formant un coin en forme de V avec leurs bannières renforcées et pointant leurs parapluies vers l’avant pour bloquer la vue des flics alors qu’ils chargeaient directement dans les boucliers de la ligne du front. Le reste d’entre nous trainait derrière, gardant les positions que nous nous étions engagés à tenir, ni plus ni moins.

Des personnes s’assemblent et commencent la marche Block Cop City, le 13 Novembre 2023.

Les personnes portant les bannières renforcées ont repoussé la première ligne de flics jusqu’à ce qu’elle soit renforcée par une deuxième ligne. Même là, ils n’ont pas cédé, ils ont continué à avancer contre la police. Les policiers ont donné des coups de matraque, mais ont continué à perdre du terrain. Le bloc en tête de la marche s’est serré les coudes, se protégeant les uns les autres, agissant délibérément. Ils avaient peut-être peur, mais ce n’était pas la peur qui déterminait leurs actions.

En regardant derrière eux, j’avais très peur. J’avais beaucoup de reconaissance de ne pas être à l’avant, d’avoir à prendre des décisions. Les matraques de police font peur, la prison fait peur, les accusations criminelles font peur, mais ce qui fait vraiment peur, c’est la responsabilité. Les gens acceptent beaucoup de conséquences négatives dans leur vie simplement pour éviter d’avoir à assumer leurs responsabilités. Et malheureusement, c’est impossible : nous avons beau essayer, il est impossible d’éviter le fait que tant que nous sommes capables de prendre des décisions et d’agir, nous sommes responsables de nous-mêmes. Et ce, que l’on se place à l’avant ou à l’arrière, ou même que l’on ne se présente pas du tout.

J’ai regardé les manifestants de première ligne qui me précédaient repousser les deux lignes de police jusqu’à ce qu’ils atteignent une troisième ligne composée de stormtroopers futuristes. Aucun signe d’humanité des stormtroopers n’était perceptible sous leur équipement militaire ; même leurs yeux n’étaient pas visibles. Ils s’étaient complètement retirés de la communauté humaine.

Les stormtroopers ont sorti des bombes lacrymogènes. J’ai regardé, incrédule, les grenades lancées l’une après l’autre par-dessus la tête de ceux qui étaient à l’avant, au milieu de la marche - au milieu de ceux d’entre nous qui avaient espéré que d’autres prendraient des risques en leur nom, qui avaient eu l’intention d’être simplement un appendice de l’agence d’autres personnes. Peut-être aurait-il été plus sûr d’être à l’avant, après tout ?

Puis tout s’est évanoui dans une brume blanche empoisonnée.

Nous avons titubé aveuglément vers l’arrière, dans le désarroi, étouffant et toussant. Mais les stormtroopers avaient aussi gazé le reste des flics, et les autres flics ne portaient pas de masque à gaz. Eux aussi ont battu en retraite. Contre toute attente, la bataille s’est terminée par un match nul.

Finalement, la seule personne arrêtée ce jour-là fut quelqu’un qui avait choisi de jouer un rôle de soutien loin du lieu de l’action. Elle a été détenue dans un véhicule près du parc d’où nous étions partis. Personne n’a été accusé de terrorisme ou de racket.

Perdus dans notre anxiété, nous avions oublié le plus grand risque : celui de ne rien faire, de nous laisser intimider et d’abandonner la rue. Avec tant de personnes faisant déjà l’objet d’accusations farfelues, marcher sur le chantier était une proposition risquée, mais permettre à l’État d’écraser le mouvement aurait créé un précédent qui aurait menacé d’autres mouvements, enhardissant les autorités à utiliser les mêmes tactiques ailleurs.

Parfois, ce n’est qu’en prenant un risque que l’on découvre les risques. Cette fois-ci, nous avons eu de la chance, mais d’une certaine manière, nous avons aussi passé un test.


Anarchistes à la démonstration du 1er Mai à Bandung, 2019. Photographie de Frans Ari Prasetyo.

On n’est pas vraiment plus en sécurité au front. Rester à la maison est plus sûr - du moins, c’est plus sûr jusqu’à ce que les conséquences à long terme de l’abandon des rues se fassent sentir. Ensuite, plus rien n’est sûr, et il s’avère qu’il aurait été préférable de prendre des risques moins importants plus tôt.

Les antifascistes qui se sont rendus à Charlottesville en août 2017 pour affronter le rassemblement « Unite the Right » se sont mis en danger. L’un d’entre eux a été tué ; plusieurs ont été gravement blessés. Mais s’ils étaient restés chez eux, s’ils avaient permis aux fascistes d’établir le contrôle des rues, le monde entier serait devenu plus dangereux. La probabilité que nous soyons obligés de recommencer le même combat aujourd’hui n’enlève rien au fait qu’ils nous ont fait gagner huit années de sécurité relative.

Même lorsque tout est désespérément perdu, il est généralement préférable d’agir avec audace, en envoyant un signal d’espoir à travers les générations, comme l’ont fait les communards et les rebelles de Cronstadt. Comme ca, on préserve au moins la possibilité que d’autres soient inspirés pour continuer à tenter de construire le monde que l’on souhaite, de sorte qu’un jour, le rêve puisse se réaliser - même si c’est sans nous, au moins en partie grâce à nos efforts.

Mais nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Nous sommes confrontés à des adversaires puissants, mais la majorité des gens, y compris nombre de leurs partisans, ont de bonnes raisons de s’opposer à eux à nos côtés. Si nous rassemblons les gens, si nous montrons des moyens efficaces de riposte, en mettant notre propre tolérance au risque à la disposition de luttes plus larges, beaucoup plus de gens finiront par nous rejoindre. Il n’y a aucune raison de se hâter, de glorifier le martyre, ou d’accepter la défaite lorsque l’avenir n’est pas écrit.

Tout le monde ne peut pas être au front tout le temps, bien sûr. C’est épuisant. Mais le front n’est pas un lieu spatial. Bien compris, il n’exige pas nécessairement un type particulier d’aptitudes physiques ou de compétences. C’est une façon de s’engager dans les événements, de rester concentré sur notre agence, de prendre l’initiative partout où nous le pouvons plutôt que de réagir aux initiatives de nos adversaires. Chacun peut ouvrir un nouveau front de lutte en identifiant une vulnérabilité dans l’ordre dominant et en passant à l’offensive. Plus il y aura de fronts, plus nous serons tous en sécurité.

Face à la deuxième administration de Donald Trump, de nombreux anarchistes et antifascistes ne savent pas par où commencer. Au cours de la précédente administration Trump, nous nous sommes battus avec acharnement contre un adversaire bien plus puissant que nous, et nous avons gagné - seulement pour voir la victoire nous être arrachée des mains par de lâches démocrates, qui ont repris avec empressement le flambeau là où les Républicains l’avaient laissé, décevant tant de gens que Trump a pu revenir au pouvoir. Ce n’est pas une raison pour abandonner, cette fois-ci - cela montre simplement que depuis le début, nous avions raison sur la nature du pouvoir, et que nous le devons au monde de montrer une véritable alternative.

Dans les pays gouvernés par le fascisme ou d’autres formes de despotisme, la majorité des gens ne soutiennent pas nécessairement les autorités ; ils sont simplement devenus découragés, habitués à la passivité. Bien plus que les libéraux, les anarchistes sont habitués à être moins nombreux et moins armés, à se battre contre des obstacles incroyables. Alors que les démocrates trouvent des excuses aux fascistes, voire adhèrent à leur programme, nous devrions montrer qu’il est possible de prendre des mesures ambitieuses et fondées sur des principes pour y résister.

Si vous vous sentez désespéré, si vous vous sentez vaincu, si vous vous surprenez à vous dissocier ou à vous concentrer sur ce que font nos oppresseurs plutôt que sur ce que vous pouvez faire vous-même, c’est un territoire que l’ennemi a revendiqué en vous.

Ne leur donnez rien sans vous battre. Restez concentré sur votre agence. Chaque heure, chaque jour, où que vous soyez, il y a toujours quelque chose que vous pouvez faire. Prenez soin de vous et de ceux qui vous entourent. Soyez à l’affût des opportunités et saisissez-les. Nous sommes engagés dans un combat, mais c’est un combat que nous pouvons gagner. On est plus en sécurité à l’avant.

La charge des parapluies le 20 Janvier 2017.


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